85.72.
LA SCIENCE
DES INGENIEURS
DANS LA CONDUITE DES TRAVAUX
DE
FORTIFICATION.
LIVRE TROISIE’ME.
Qui comprend la connoiſſance des Materiaux, leur propriété,
leur détail, & la maniere de les mettre en œuvre.
AVant
de parler de la Conſtruction des Ouvrages
de
Fortification, qui vont faire le principal objet
de ce Livre, il eſt à propos de
donner la connoiſ-
ſance des matériaux néceſſaires à leur execution,
afin qu’on
en ſache diſtinguer les bonnes & mau-
vaiſes qualitez. Il y a un enchaînement de détails
qui font la principale partie de l’Art de bâtir,
& qu’on ſe pro-
poſe de bien déveloper ici: ils paroîtront peut-être groſſiers & peu
importans à ceux qui n’ont jamais fait travailler; cependant, ſi l’on
fait réflexion que pour executer un projet, il faut dreſſer des
Devis
LA SCIENCE DES INGENIEURS, qui expliquent
les qualitez des matériaux dont il faudra ſe ſervir,
& la maniere de les employer, l’on verra la neceſſité d’être bien
inſtruit des
ſujets qui font l’objet des Chapitres ſuivans.
85.73.
CHAPITRE PREMIER.
Où l’on fait voir les proprietez des differentes ſortes de Pier-
res
dont on ſe ſert pour bâtir.
LA Pierre tenant le premier rang parmi les matériaux que nous
nous propoſons de
décrire, il convient de commencer par en
expliquer la nature, on en diſtingue de
deux qualitez differentes,
l’une dure & l’autre tendre, celle qui eſt dure eſt ſans difficulté la
meilleure, il s’en
rencontre pourtant quelquefois de tendre qui ré-
ſiſte mieux à la gelée que l’autre; mais comme cela n’eſt pas ordi-
naire, on ne doit pasy compter; car comme les parties de la Pierre du-
re ont leur pores plus condenſez que celles
de la tendre, elles doivent
être capables d’une plus grande réſiſtance, ſoit aux
injures du tems,
ou au courant des Eaux dans les Edifices aquatiques: mais, pour
bien connoître la nature de la Pierre, il eſt à propos de rendre
rai-
ſon pourquoi celle qui eſt dure, auſſi-bien que la tendre, eſt ſujette
à
la gelée qui la fend & la fait tomber par éclat.
Dans l’aſſemblage des parties qui compoſent la Pierre, il y a des
pores
imperceptibles remplis d’eau & d’humidité, qui, venant à
s’enfler dans le tems des gelées, fait effort dans ces
pores pour
occuper un plus grand eſpace que celui où elle eſt reſſerrée, & la
Pierre ne pouvant reſiſter à cet effort, ſe fend & tombe en deſ-
truction; ainſi plus la Pierre eſt compoſée de parties argilleuſes
& graſſes, & plus elle doit participer de l’humidité, & par conſé-
quent être ſujette à la gelée.
Ce n’eſt pas ſeulement la gelée qui détruit la Pierre, on croît
que la Lune
l’altere, ce qui peut arriver pour les Pierres d’une
certaine eſpece, dont les
rayons de la Lune peuvent diſſoudre les
parties les moins compactes: en ce cas, on pourroit croire que ces
rayons ſont humides, & que venant à s’introduire dansles pores de la
Pierre, ils ſont cauſe de la
ſéparation de ces parties, qui tombant
inſenſiblement en parcelles, la fait
paroître moulinée: il en ſera au
reſte tout ce que l’on voudra; mais, ce qui me réjoüit, c’eſt que
ſi la Lune mange ou mouline les Pierres, la
Terre qui doit être une
LIVRE III. DE LA CONSTRUCTION DES TRAVAUX. bien plus grande Lune, a bien ſa
revanche, & les Pierres de la haut
ſans doute n’ont pas beau jeu.
Dans les endroits où l’on ſe propoſe de bâtir, on pourra juger
de la qualité de la
Pierre des Carrieres des environs, par l’examen
de celle dont on aura conſtruit
quelques anciens édifices; mais ſi
l’on vouloit en employer d’une nouvelle Carriere, dont on n’eût
pas
encore fait uſage, il faudroit en prendre quelques quartiers, tirez
de differens
endroits de la Carriere, qu’on expoſera ſur une terre
humide, pour lui laiſſer
eſſuyer la gelée d’une partie de l’hyver, & s’ils réſiſtent dans cette ſituation, on pourra s’aſſurer qu’elle eſt
bonne; on peut encore avoir recours à diverſes obſervations, pour
connoître ſi elle eſt
d’un bon uſage, par exemple on ſe méfiera de
celles qui ſont de couleur d’un jaune
foncé, parce que ſouvent
cette couleur ne vient qu’à cauſe que la Pierre eſt
graſſe, ou n’a
pas encore jetté ſon eau de Carriere; de celles où l’on apercevra
des veines brunes ou rouges, & qui ont une groſſeur conſidérable
de bouzin ou dont les parties ne ſont pas aſſez
ſerrées pour réſiſter
aux empreintes qu’on voudroit faire deſſus en les frapant
avec une
baguette, de celles qui ſont ſi graſſes qu’elles paroiſſent mouliner & qui s’écaillent trop facilement & ſe réduiſent en feüille, dès qu’on
les frape avec le marteau; de celles enfin qui ſont trop fraiſche-
ment tirées des Carrieres & qu’on ne peut gueres employer ſeu-
rement quand même elles n’auroient pas les
deffauts que nous ve-
nons de remarquer, qu’après les avoir expoſées un hyver à la
ge-
lée. Mais ſi l’on eſt preſſé il faudra au moins les mettre en œuvre
à la fin du
Printems, afin que les chaleurs de l’Eté faſſent évaporer
l’humidité qu’elles
renferment pour être enſuite à l’épreuve des
plus rudes ſaiſons.
On jugera de la bonté de la Pierre, ſi elle eſt bien pleine, d’une
couleur égale,
ſans veine, d’un grain fin & uni, ſi les éclats s’y
coupent net & rendent quelque ſon.
Quand on employe la Pierre, il faut faire enſorte de la poſer ſur
ſon lit, je veux
dire de la même façon qu’elle étoit placée dans la
Carriere, parce que ſelon cette
ſituation elle eſt capable de reſiſ-
ter autant qu’il lui eſt poſſible au poids des
gros fardeaux dont elle
ſera chargée, au lieu que poſée d’un autre ſens elle
s’éclate & n’a pas à beaucoup près autant de force; la plupart des bons Ou-
vriers connoiſſent d’un coup d’œil le lit de la Pierre; mais, à moins
qu’on n’y prenne garde, ils ne s’aſujettiſſent pas toûjours à la
poſer
comme il faut.
Quand on conſtruit quelque Edifice, où on eſt obligé de ſe ſer-
LA SCIENCE DES INGENIEURS, vir de Pierres de differente qualité, il
faut prendre garde d’em-
ployer la meilleure, la plus dure, & celle qui reſiſte le mieux à la
gelée, aux endroits qui ſont expoſez à l’air,
reſervant celle qu’on
ſoupçonnera n’être pas ſi bonne, pour les placer dans les
fondemens
& aux endroits couverts.
Dans les Carrieres la Pierre s’y trouve ordinairement diſpoſée par
bancs, dont
l’épaiſſeur change ſelon les lieux & la nature de la Pierre; par exemple, celle d’Arcuëil proche Paris porte depuis douze juſ-
qu’à quinze
pouces de banc. Il y a d’autres Carrieres aux environs
de la même Ville, dont les bancs ont
juſqu’à deux pieds & demi,
& trois pieds; mais ſans nous arreſter davantage là-deſſus, il ſuffit de
dire que quand on fait
bâtir dans un Pays, où l’on n’a point une
parfaite connoiſſance de toutes ces
particularitez, il faudra s’en inſ-
truire ſur les lieux, afin de pouvoir
circonſtancier, dans le Devis,
de quelle Carriere les Pierres devront être tirées,
afin qu’elles
conviennent à l’Ouvrage que l’on a deſſein d’executer.
Quand la Pierre, que l’on veut mettre en œuvre, eſt compoſée
d’aſſez gros
quartiers, pour être taillée de telle figure que l’on veut,
on la nomme Pierre de
taille: à l’égard de celle dont on ne fait qu’ô-
ter le bouſin, & qu’on équarit groſſierement pour être employée
au rempliſſage des gros murs, & dans les fondemens, on l’appelle
moîlon, que l’on tire des Carrieres, dont les
bancs n’ont pas aſſez
de hauteur pour pouvoir être taillées & employées au parement.
Il s’employe aux environs de Paris un moîlon qu’on nomme Pierre
de Meuliere, qui
eſt fort dure & fort poreuſe, & qui fait une Maçon-
nerie excellente, parce que le mortier s’y attache mieux qu’à
toute
autre ſorte de Pierres; & c’eſt par cette raiſon que la Brique, quand
elle eſt bonne, vaut mieux pour
l’union de la Maçonnerie, que la
plûpart des Pierres dures, parce que le mortier
s’inſinuë dans ſes
pores & s’y attache fortement.
On ſe ſert encore pour les fondemens d’une autre eſpece de Pierre
plus dure que le
moîlon, qu’on nomme libage: elle ſe tire du ciel
des Carrieres; on l’employe brute, ne pouvant être taillée propre-
ment, à cauſe quelle eſt
toûjours d’une forme irréguliere.
Le Grès, qui eſt un eſpece de Roche, ſe trouve preſque toûjours
à découvert, & c’eſt ce qui contribuë à ſa dureté; car en general
toutes les Pierres qu’on trouve ſans creuſer beaucoup en terre
ſont plus ſolides que celles que l’on tire du fond des Carrieres; & c’eſt à quoi les Anciens s’attachoient beaucoup, puiſque, pour
rendre leurs
Edifices d’une plus longue durée, ils ſe ſervoient de
Pierres provenant des
entamures des Carrieres qu’on découvroit;
LIVRE III. DE LA CONSTRUCTION DES TRAVAUX. on
diſtingue de deux ſortes de Grès, le dur & le tendre; le dur
n’eſt bon que pour paver les ruës & les grands chemins, le tendre
ſe coupe & ſe débite comme les Pierres ordinaires, on l’employe
au ſoubaſſement des gros
murs, principalement pour ceux qui ſont
baignez des eaux, ſon deffaut eſt de ne pas
faire une bonne liaiſon
c’eſt pourquoi on fait des hachures dans les joints pour
que le mor-
tier s’y acroche mieux, ces joints ſe rempliſſent en dehors avec
du
ciment, parce qu’il s’attache mieux à la Pierre dure que le mor-
tier ordinaire.
85.74.
CHAPITRE DEUXIE’ME.
Où l’on conſidere les qualitez de la Brique & la maniere
de la
fabriquer.
LA Brique étant une eſpece de Pierre artificielle, dont l’uſage
eſt trés fréquent
dans les Conſtructions des Edifices, particu-
lierement pour les Fortifications,
nous en allons faire le détail,
qui, quoique groſſier en apparence, ne laiſſe pas
d’être utile à ſavoir,
à ceux qui ont la conduite des travaux, pour qui les
moindres cho-
ſes ne doivent pas être indifferentes, quand elles peuvent
contri-
buer à la perfection de leur métier.
Pour bien choiſir une terre propre à faire de la Brique, il faut
qu’elle ſoit
graſſe & forte, de couleur blanchâtre, ou grisâtre,
ſans qu’il s’y rencontre de petits
cailloux ni gravier; il y en a auſſi
de la rouge qui peut ſervir au même uſage; mais elle n’eſt pas des
meilleures, parce que les Briques ſont ſujettes à ſe
feüilleter & à
ſe réduire en poudre à la gelée; mais ſans prendre garde ſcrupuleu-
ſement à la couleur, on jugera qu’une terre eſt
bonne pour faire
de la Brique, ſi, après une petite pluye, on s’aperçoit qu’en
mar-
chant deſſus elle s’attache aux ſouliers, & s’y amaſſe en groſſe quan-
tité, ſans qu’elle s’en détache aiſément; ou ſi, en ayant pétri dans
les mains, on ne peut la diviſer qu’avec peine.
Après avoir choiſi un eſpace de terre convenable, on la fait
foüiller avec la
houë, & ayant reconnu qu’elle eſt également bonne
par-tout, on attend le tems de la pluye,
parce qu’en étant bien
imbibée, on la corroye enſuite avec la houë & le rabot, après
quoi on la laiſſe repoſer pendant quelque tems, au bout duquel
on recommence la même choſe, ce que l’on fait quatre ou cinq
LA SCIENCE DES INGENIEURS, fois à diverſes repriſes: on commence ordinairement la prépara-
tion des terres dans le mois de Mars; mais il vaudroit mieux la
faire dans l’hyver, parce que les petites gelées ſont
excellentes
pour les bien corroyer: le veritable tems pour faire la Brique eſt
pendant les mois de May & de Juin, parce que dans cette ſaiſon
elle a tout le tems de ſeicher, pour être
enſuite plus propre à met-
tre au Four; car il faut autant qu’il ſe peut éviter la ſaiſon trop
avancée, les Briques faites
alors n’étant pas ſi bonnes à beaucoup
près que celles qui ſont faites en Eté.
Ce n’eſt pas aſſez d’avoir inſinué ce qui peut contribuer à faire
de bonnes
Briques, il faut encore diſcerner les bonnes & mau-
vaiſes qualitez de celles qui ſe trouvent en Magaſin, puiſque c’eſt
de-là
que dépend la durée de l’ouvrage qu’on veut éxécuter. Vitruve
raporte que de ſon tems, dans la fameuſe Ville d’Utique, le
Ma-
giſtrat, pour empêcher toute male-façon, ne permettoit pas qu’on
en
employât pour aucun Edifice, qu’il ne les eût viſitées aupara-
vant & donné ſon approbation: on s’aperçoit bien que cette ſage
police n’eſt plus d’uſage parmi nous, puiſqu’à
la confuſion de la
plûpart des Entrepreneurs, l’on voit tous les jours des Bàtimens
menacer ruine, avant pour ainſi dire d’être achevez.
La Brique, qui eſt d’une couleur jaune, aprochant un peu d’un
rouge pâle, eſt
bonne, parce qu’ordinairement elle a été faite d’une
terre graſſe, comme eſt celle
dont nous venons de parler. On con-
noîtra encore la bonne Brique au ſon, car celle dont il ſera le plus
net ſera préférable aux autres dont le ſon eſt ſourd. Il arrive aſſez
ſouvent que des Briques faites d’une bonne terre, & préparées
également, ſont de differentes couleurs, & par conſéquent de dif-
ferentes qualitez, & cela ſe diſtingue ſur-tout quand on en voit qui
ſont plus rouges les unes que les
autres, qui n’en ſont pas pour cela
meilleures, mais au contraire, puiſqu’elles
ſont d’une très-mauvaiſe
qualité, parce qu’elles ont été placées dans le Four à des
endroits
où le feu n’a pas eû aſſez de force pour les cuire, ce qui fait qu’elles
ne réſiſtent pas à la gelée ni au poids dont elles ſont chargées, ſe
caſſant
& ſe réduiſant en poudre facilement.
Enfin, la preuve la plus ſûre pour connoître la bonté de la Bri-
que, quand il
s’agit de quelque Ouvrage d’importance, dont on peut
differer l’execution d’une
année, c’eſt de coucher celles que l’on
veut employer, ſur la terre pendant
l’hyver, pour y eſſuyer la gelée,
parce qu’alors celles qui y auront réſiſté ſans
ſe feüilleter, & auſ-
quelles il ne ſera arrivé aucune alteration conſiderable, pourront
être
miſes en œuvre en toute ſureté.