LE TROISIEME LIVRE
D
VITRUV
E.
PREFACE.
OCRATE qui fut declaré le plus sage de tous les hommes par les Oracles qu'Apollon
rendoit en la ville de Delphes, disoit avec beaucoup de raison, qu'il eust esté à souhai-
ter que nous eussions eu une ouverture à la poitrine, afin que nos pensées & nos desseins ne
fussent point demeurez si cachez. Car si la Nature, suivant le sentiment de ce grand Per¬
B sonnage, nous avoit donné le moyen de découvrir les conceptions les uns des autres,
outre l'avantage qu'on auroit de voir le fort & le foible de tous les esprits, la science & la
capacité de chacun se connoissant à l'œeil, elle ne seroit point sujette au jugement qu'on en
fait bien souvent par des conjectures fort incertaines, & les Doctes enseigneroient avec
bien plus d'autorite. Mais puisque la Nature en a autrement dispose, il ne nous est pas
possible de penetrer dans l'esprit des hommes, où les sciences sont renfermées & cachees,
pour sçavoir certainement quelles elles sont. Et quoyque les meilleurs ouvriers promet¬
tent d'employer toute sorte d'industrie pour faire reussir ce qu'ils entreprennent, toute-
fois s'ils n'ont acquis du bien & de la reputation par le long temps qu'il y a qu'ils travail-
lent, & que mesme ils n'ayent pas de l'adresse pour se faire valoit, & une facilité de s'ex-
pliquer qui soit proportionnée à leur science, ils n'auront jamais le credit de faire croire
C qu'ils scavent bien les arts dont ils font profession.
Cette verité se justifie par les exemples des anciens Sculpteurs & Peintres, entre lesquels
nous ne voyons point que d'autres que ceux qui ont eu quelque recommandation & quel¬
que marque d'honneur, ayent fait connoistre leurs noms à la posterité: Car Miron, Poly¬
* clerc, Phidias, Lysippe, & tous les autres qui ont esté annoblis par leur art, ne se sont
rendus celebres, que parce qu'ils ont fait des ouvrages pour des Roys, pour de grandes vil¬
les, ou pour des particuliers puissans & élevez en dignité: & il s'en est trouvé plusieurs au¬
tres, qui n'ayant pas moins d'esprit, d'adresse & de capacité, ont fait pour des personnes
de peu de consideration des ouvrages qui n'en estoient pas moins excellens, & qui nean¬
moins n'ont point laisse de reputation aprés eux: ce qui n'a pas esté faute d'industrie & de
suffisance, mais faute de bonheur, comme il est arrivé à Hellas Athenien, à Chion Co¬
D rinthien, a Myagrus Phocéen, à Pharax Ephesien, à Bedas Byzantin, & à plusieurs autres.
Il en est de mesme des Peintres; car Aristomenes Rhodien, Polycles Atramitain, Nico-
machus, & plusieurs autres, n'ont manqué ny d'étude, ny d'adresse, ny d'application à
leur art: Mais le peu de bien qu'ils avoient, ou la foiblesse de leur destinee, ou le malheur
d'avoir eu du desavantage dans quelque contestation avec leurs adversaires, ont esté des
obstacles à leur avancement & à leur élevation.
Mais s'il ne faut pas s'étonner que les habiles gens, dont on ignore la capacité, man-
quent de reputation, il n'est pas supporrable de voir que tres-souvent la bonne chere & les
festins corrompent la verité, & fassent violence aux jugemens pour donner l'approbation
à des choses qui n'en meritent point. Si donc, suivant le souhait de Socrate, les sentimens
des hommes, leur art & leur science avoient esté visibles, la faveur & la brigue ne prevau¬
E droient pas comme elles font, & on donneroit les ouvrages à faire à ceux qui par leur tra¬
vail seroient parvenus à la perfection de leur art. Mais comme ces choses ne sont point dé¬
* couvertes ny apparentes comme il auroit esté à souhaiter qu'elles fussent, & que 2 je con¬
I.PHIDIAS. Cet illustre Sculpteur est remarquable en¬
endroit que Vitruve n'a pas eu grande vogue de son vivant
les autres par la faveur de Pericles: car Plutarque rap-
& qu'il avoit plus de doctrine que de genie, ou du moin
que sa capacité qui consistoit principalement dans la con-
noissance de l'antiquité, le rendoit trop exact à la vouloir
le affection pour Phidias qui n'estoit que Sculpteur, que
imiter, & l'empeschoit d'inventer quelque chose qui t
ien que la Republique eust des Architectes tres-capables, il
au vulgaire qui aime la nouveauté. On peut encore ju
vouloit que les desseins de Phidias fussent suivis; c'est-à-dire
combien on faisoit peu d'estime de luy de ce que le Theatre
que les ouvrages fussent en danger d'avoir les defauts dont
de Marcellus estant un des plus considerables Edifices qu'Au¬
de sçav nts Architectes auroient pû les rendre exempts.
guste ait fait bastir, il n'a point esté conduit par Vitruve,
ainsi qu'il est aisé à juger, parce qu'en parlant de l'Ordre
2. JE CONNOIS PAR EXPERIENCE. Il paroist par cet
PREFACE.